Pourquoi la mode ? [1/6]

On la trouve futile, frivole, superficielle. Et pourtant ! Quand on comprend l’impact social, psychologique et environnemental de la mode…

Pourquoi la mode ? [1/6]

On la trouve futile, frivole, superficielle. Et pourtant ! Quand on comprend l’impact social, psychologique et environnemental de la mode, elle se révèle beaucoup moins légère. Les apparences sont décidément trompeuses…


Il y a les gens que la mode fascine et il y a ceux que la mode débecte.

Et puis il y a tout un monde d’incompréhension entre les deux.

Quand mon entourage m’a posé des questions sur mon prochain sujet d’article, beaucoup ont été surpris par ma réponse. “La mode ?! Mais pour quoi faire ?”

Parce que oui, bon, la mode c’est bien sympathique, c’est divertissant, mais c’est pas un sujet sérieux.

Pourquoi donc me pencher sur des histoires de chiffons alors qu’il y a déjà tant à dire sur la pollution atmosphérique, la fonte de la banquise ou les déchets nucléaires ?

Eh bien regardez-vous dans une glace. Parce qu’elle vous colle à la peau, la mode ! Littéralement.

Il est même probable que vous portiez aujourd’hui des vêtements achetés chez des enseignes comme H&M, Zara, Mango, Uniqlo, ou Primark. Des marques que l’on regroupe sous le nom de “fast fashion”. Une mode qui se démode et se remplace à toute vitesse dans les magasins… et dans nos placards.

Quand on parle de fast fashion, on fait en général référence à des vêtements de qualité moyenne voire médiocre achetés pas cher. Dans ce sens, la fast fashion serait comparable au fast food : une nourriture pas chère, préparée industriellement et de faible valeur nutritionnelle.

On traduit souvent l’expression “fast fashion” en français par “mode éphémère”, ou de manière plus accusatrice par “mode jetable”.

En effet chaque année, l’industrie de la mode produirait environ 80 milliards de vêtements. En 2016, l’industrie de la mode (vêtements, accessoires, chaussures) aurait représenté environ 2000 milliards d’euros à l’échelle mondiale. C’est l’équivalent du PIB de l’Inde.

Et il se pourrait bien que, chaque année, nous jetions à la poubelle… exactement la même quantité de vêtements (donc… 80 milliards !) d’après la journaliste Lucy Siegle.

Heureusement qu’elles sont grandes, nos poubelles… Grandes comme l’Afrique, où atterrit une partie de nos déchets textiles.

Pour produire et renouveler une telle quantité de vêtements en si peu de temps et pour si peu cher, “l’industrie du glamour” n’hésite pas à rogner sur les conditions de travail et même sur les droits de l’Homme, comme l’a rappelé en 2013 l’effondrement d’un bâtiment insalubre au Bangladesh, causant la mort de plus de 1100 ouvriers du textile, principalement des femmes.

Et comme elle n’est pas à ça près, cette industrie n’hésite pas non plus à piller des ressources rares, à polluer les cours d’eau et à abuser des énergies fossiles. A tel point que l’industrie de la mode pourrait être la deuxième industrie la plus polluante du monde, derrière le secteur pétrolier.

Produits de mauvaise qualité, exploitation des travailleurs, pollutions multiples…

La fast fashion serait pour la mode ce que McDonald’s est à la gastronomie.

J’en entends d’ici huer : “Bouuuuuh, la mode c’est vraiment pas bien !”

Mais alors, pourquoi continuons-nous (même les meilleurs d’entre-nous !) à acheter des vêtements neufs alors que nos armoires sont déjà pleines à craquer ? Pourquoi ?!

Eh bien parce qu’il semblerait que, au-delà de ses apparences superficielles, la mode ait un rôle beaucoup plus profond.

On ne s’en rend pas toujours compte mais la mode c’est aussi l’art de manier des symboles, de faire passer des messages sans mots, et de se mettre en scène devant le reste du monde.

Pour la France, mère patrie de la haute couture, le sens de la mode est même une fierté nationale et un instrument de rayonnement culturel à travers le monde (via les marques de luxe françaises, la très médiatisée fashion week de Paris, etc).

Le rôle du vêtement dans la construction des identités individuelles ou sociales continue d’être largement sous estimé — Frédéric Monneyron, enseignant-chercheur en sciences humaines à l’Université de Perpignan

Mais c’est un sujet que les chercheurs rechignent à traiter. Il y a peu de recherches sur la psychologie ou la sociologie de la mode. Peu aussi de recherches académiques sur son impact environnemental, qui est surtout examiné par les ONG.

L’explication donnée par les rares chercheurs qui s’intéressent à la mode (et qui se sentent bien seuls !) est qu’elle est souvent considérée comme indigne d’intérêt par ces brillants esprits.

Ainsi donc, une industrie qui vaut des centaines de milliards de dollars et qui pourrait être la deuxième industrie la plus polluante du monde ne mériterait pas d’être étudiée ?

Voyez, il suffit de se pencher dessus deux minutes pour constater que, malgré son étiquette de frivolité, il ne faut pas la prendre à la légère : la mode pèse dans le game.

“La mode est ce qui suscite le réflexe critique avant l’étude objective, on l’évoque principalement en vue de la fustiger, de marquer sa distance […]. — Gilles Lipovetsky, professeur de philosophie à l’Université de Grenoble

Pour les chercheurs, mieux vaut donc se tenir éloignés de la mode, symbole de bassesse intellectuelle.

D’ailleurs, la plupart des gens n’aime pas l’idée de faire partie d’un phénomène de mode. Ce n’est pas quelque chose de valorisant. Aujourd’hui en Occident, on préfère au contraire se sentir unique, spécial, original.

Comme le dit Gilles Lipovetsky dans l’Empire de l’éphémère:

“La mode, c’est toujours les autres.”

Pourtant, la grande majorité des gens finit quand même par adopter les modes qui font fureur au sein de leur groupe d’amis ou de collègues.

Même les mouvements “anti-mode” développent leur propre mode, avec leurs codes et leurs normes spécifiques (les hippies, les punks, les hipsters). Vous n’êtes nulle part à l’abri de la contamination !

Et pour cause, la mode est partout : dans la rue, au bureau, à la télévision, sur les murs du métro, dans les magazines posés sur la table basse de la salle d’attente du médecin…

“C’est encore un coup de cette saleté de société de consommation !”

Oui, bien entendu, la mode a certaines logiques communes avec la société de consommation. Mais la mode a aussi sa propre histoire, ses propres mécanismes, ses propres symboles, qu’on ne peut pas toujours confondre avec ceux de la société de consommation.

Notamment parce que la mode existait bien avant la société de consommation. Elle était un peu différente de celle que l’on connaît aujourd’hui, certes, mais elle existait déjà plusieurs siècles avant l’avènement de la société de consommation.

D’ailleurs, la mode d’aujourd’hui n’est pas qu’un symptôme de cette société de consommation. Elle est aussi un moteur de changements politiques et sociaux importants, notamment dans le mouvement d’émancipation des femmes au 20ème siècle (j’en parlerai dans l’épisode [4/6]).

Et même, pour un certain nombre de penseurs, la mode reflèterait une aspiration collective à la liberté et à la démocratie. Ce qui peut paraître paradoxal aux yeux de certains puisque l’on dénonce souvent la “dictature de la mode”, mais qui apparaît plus clairement quand on retrace son histoire. Cette histoire, je vous la raconte justement dans le prochain épisode.

Maintenant je peux vous le dire, je ne suis pas spécialement passionnée par la mode pour sa dimension esthétique. En revanche, je trouve que c’est un phénomène social fascinant. Pour ce qu’elle révèle de nous, individuellement, mais aussi de nos sociétés.

Et en particulier des sociétés occidentales. Parce qu’il ne faut pas s’y tromper : la mode, en tant que changement rapide et incessant des goûts à l’échelle de l’ensemble d’une société, n’est pas quelque chose d’universel dans l’histoire du costume. Cette conception de la mode est née en Occident dans une période de changements culturels et politiques très importants, et ce n’est pas un hasard.

Si je me suis lancée dans cette série, c’était avant tout dans le but de vous parler de l’impact environnemental de la mode. Et pourtant, je ne vais que très peu en parler. Parce que c’est une question bien plus complexe.

Il ne s’agit pas uniquement de comparer l’empreinte écologique des différents tissus, de dénoncer certaines marques ou de donner des bons points à d’autres.

C’est en réalité l’affaire de tout un système qui repose aussi sur des rouages sociologiques, psychologiques et économiques. Sans eux, on ne peut pas expliquer l’impact environnemental de la mode. Et surtout, sans eux, la mode n’existe pas.

Parler de la mode, c’est donc bien plus que parler chiffons.

C’est parler de nos identités, en tant qu’individus et en tant que sociétés.

C’est parler de nos valeurs et de nos idéaux, mais aussi de nos insécurités les plus secrètes et de nos angoisses existentielles.

C’est parler d’art et de créativité, mais aussi de politique, de gros billets, de course à la rentabilité, de scandales éthiques et de crimes contre l’environnement.

Bienvenue dans le monde fabuleux de la mode.


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La suite est ici :

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